La lenteur
Une cinquantaine de responsables internationaux
appellent à accélérer l’adaptation aux dérèglements climatiques.
Il reste moins de dix ans à l’humanité
trois ou quatre à la girafe
quelques mois aux oiseaux d’Haïti
plus rien au grand-tétras des Fagnes
moins que rien au rossignol
disparu dans les années cinquante.
Tout s’accélère donc,
la fonte des glaces, les incendies, les inondations,
l’Apocalypse est un processus à la progression exponentielle.
La Création s’est déroulée sur sept jours dans la Bible
ce qui signifie des milliards d’années.
En un siècle nous aurons détruit ces milliards d’années
En une génération nous aurons échoué à arrêter la destruction.
Dans dix ans si vous me demandez un poème sur la lenteur je dirai :
Il restait dix ans il y a dix ans
Aujourd’hui nous y sommes.
La lenteur, en regard, a peu de sens
sinon dans nos vies devenues aussi étroites qu’un écran de smartphone.
Nos vies de plus en plus étroites deviennent de plus en plus lentes.
Traverser une ville en voiture prend plus de temps qu’à pied.
Obtenir un rendez-vous médical prend des mois.
Acheter une maison devient impossible,
une vie entière pour un emprunt.
On tarde de plus en plus à avoir des enfants
ou bien on n’en a plus du tout
à cause de cette histoire de maison qui n’arrivera jamais
et de la fin de l’espoir.
Mourir même est lent
des machines nous l’interdisent.
Pourtant de plus en plus de gens meurent de plus en plus jeunes.
L’âge d’or du soin est derrière nous
me disait une infirmière chevronnée.
Dès les années soixante-dix Audre Lorde écrivait
qu’il fallait financer la lutte contre les pollutions multiples
plutôt que de laisser les firmes pharmaceutiques s’enrichir
par des fabrications de molécules contre toutes les maladies
causées par les pollutions multiples.
Audre Lorde était poète
Audre Lorde pour dire cela n’a pas écrit de poème
Audre Lorde n’avait plus assez de temps pour la poésie
Audre Lorde est morte d’une tumeur au sein.
Idem Rachel Carson, qui a écrit Le printemps silencieux,
morte de ce qu’elle avait dénoncé,
les pesticides
d’où la disparition des insectes, des oiseaux,
et par conséquent des humains.
Mes amies les plus chères : cancer aussi.
La dernière, la plus tendre, avait quarante-huit ans.
À quand mon tour ?
Ceci n’est pas un poème sur la lenteur.
Ceci est une narration qui a tous les défauts de la vitesse.
C’est qu’il ne reste plus beaucoup de temps
pour dire qu’il ne reste plus beaucoup de temps.
Ne me demandez pas si j’écris
ni pourquoi j’écris.
J’entre en poème
(si du moins ceci est un poème)
pour avoir un peu de répit
une chaise et le silence.
J’entre en poème pour faire taire
tout ce qui désespère les plus jeunes
et fait que les vieux se disent : partons vite.
Pourvu qu’il n’y ait pas de vie après la mort.
Pourvu que je ne voie pas ce que la vie deviendra après ma mort
car celle de la planète
prendra encore un peu de temps.
Le temps de mes enfants et de mes petits-enfants
qui ne connaîtront plus la neige
plus les glaciers plus les icebergs
plus le concert des oiseaux
plus le ciel sans lumières d’autoroutes
dès lors plus de Voie lactée O sœur lumineuse
des blancs ruisseaux de Canaan,
plus de Terre Promise, donc,
à quoi devraient avoir droit
tous les nouveaux-nés du monde.
Bien sûr une fois l’humanité disparue
la nature reprendra ses droits.
En attendant ce qui a fait nos délices
– les cantates de Bach
les tableaux de Léonard de Vinci
la Chanson du Mal Aimé d’Apollinaire
les chevaux d’Altamira ou de la grotte Chauvet
la girafe, l’éléphant
qui n’existent déjà presque plus que dans les livres d’enfants –
tout aura disparu.
La lenteur existe encore quelque part.
Les chasseurs sont lents, ils se lèvent tôt et attendent.
Les financiers sont lents, ils spéculent et attendent.
Les exterminateurs de ce monde prennent leur temps.
Un peu de temps encore : il arrive,
le chevreuil sur le qui-vive
le dernier dauphin du dernier océan
l’enfant qui naîtra sans avenir.
Encore un peu de lenteur
et nous y serons enfin
ou plutôt nous n’y serons plus pour personne.
Le Dormeur du Val ne devra à aucune guerre
son sommeil éternel
et tous les aspirants Rimbaud de la terre
verront, comme moi-même en ce jour, leur poème
voué à l’inexistence.
Moins de dix ans pour nous réunir à écouter de la poésie
moins de dix ans pour envoyer nos poèmes
à quelque éditeur assez fou
pour ne pas remplacer ses bureaux
par un bunker fraîchement construit.
Dix ans où tout ira à vau-l’eau,
les forêts, les océans, nos maisons, nos enfants
et évidemment nos poèmes.
Soyons lents désormais, regardons
ce qui nous reste à regarder.
Écoutons
ce qui nous reste à écouter.
Savourons
ce qui nous reste à savourer.
Mourir sera plus doux d’avoir, dans la lenteur,
bu les dernières gouttes de la beauté
que nous avons détruite.
Caroline Lamarche
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